
Le travail de l’artiste suisse Sébastien Strahm invite au voyage. Son œuvre se distingue par une perspective contemplative sur la nature et ses détails, ainsi que par des connexions avec l’histoire de l’art et un processus créatif expérimental. Ses créations oscillent entre installation, peinture et sculpture, reflétant un langage artistique personnel et unique. Ses dernières aquarelles de la série « Crêtes » projettent le spectateur sur des collines à la fois jurassiennes et asiatiques. Le spectateur, désœuvré, se retrouve dans des univers inconnus, merveilleux, calmes et méditatifs. Il invite le spectateur à une réflexion introspective tout en offrant une expérience visuelle riche et immersive. Sa série « Stars » se lit comme une prière, un mantra, une répétition de formes, de taches incongrues, difformes et régulières en même temps.
Aujourd’hui, nous avons la joie de partager un instant avec Sébastien Strahm et de lui poser quelques questions.
Sébastien, pouvez-vous nous parler de votre parcours artistique, de vos voyages et de tout ce qui a forgé votre caractère ?
Je pense que mes premiers intérêts pour le domaine de l’art et de la représentation me viennent de mon grand-père maternel : il était dessinateur technique dans l’usine principale de mon village qui fabriquait des vélos. Bien qu’étant marqué par la rigueur liée à son métier il était sensible aux travaux des artistes et, depuis tout jeune, m’a encouragé à dessiner. Lors de mon passage au lycée de Porrentruy, j’ai eu l’opportunité de découvrir des techniques d’expression et d’approcher une démarche artistique, ainsi que de commencer à me forger un regard sur l’histoire de l’art. C’est finalement durant mes études à Genève, dans les ateliers de Peter Roesch et Claude Sandoz, et à leur contact, que j’ai eu l’occasion de développer un travail et un langage personnel, d’y découvrir mes attentes et intérêts dans ce domaine. L’intérêt pour le paysage, mais aussi un parcours de vie privé, m’ont donné la chance d’entreprendre un voyage de longue durée autour du monde en 2005 et 2006. C’était l’occasion de passer plusieurs semaines dans les régions de Chine dont les paysages, constitués de pics karstiques, m’avaient servi de « sujet moteur » dans la mise en place de mon travail. Plus tard c’est dans le sud-est asiatique que je suis retourné de nombreuses fois, notamment en Thaïlande, pour observer et visiter ce type de formations rocheuses qui constituent des groupes d’îles très caractéristiques dans le sud du pays. Je pense que c’est l’impression que me faisaient ces formations rocheuses qui m’a attiré en premier lieu : on a l’impression que le paysage y a été façonné par un regard d’enfant.
Lorsque l’on se promène dans votre atelier, on est immédiatement séduit par la diversité de vos séries. Certaines vous emmènent sur des paysages abstraits, des collines perdues faisant référence à nos belles montagnes suisses, d’autres sont plus exotiques et fantastiques, tout en étant plus réalistes. Que pouvez-vous nous dire de ces deux mondes parallèles ?
J’ai l’impression qu’après avoir voyagé en Asie, m’être imprégné de représentations du paysage qui en sont issues, j’ai réappris à regarder nos paysages avec un œil différent. Les jeux de formes et de couleur que j’avais trouvés si fascinants à prendre comme motifs dans les paysages qui m’étaient éloignés, qui marquaient l’exotisme dans mon esprit et l’envie de voyages, existent également autour de nous. Il fallait que je fasse une sorte de long détour, afin de pouvoir « poser de nouvelles lunettes » sur mes yeux quand je regarde le paysage jurassien par exemple. Je pense que vous faites référence en particulier aux toiles de coton peintes à l’aquarelle, dont les couches se superposent et laissent deviner des crêtes qui rappellent nos montagnes : l’économie de moyens que l’aquarelle permet, le jeu de transparence entre les couches et les variations de teintes, m’ont paru être en accord avec la subtilité d’un paysage que je redécouvrais. D’autre part, les sujets qui font référence à l’Asie sont toujours bien présents : par les esquisses réalisées sur place, ou alors inventées, ces représentations de paysages sont souvent traitées en grands-formats à l’aquarelle. Là aussi, la technique qui est habituellement utilisée pour réaliser une saisie rapide sur le vif devient un élément de peinture : jeux de transparence, lumière, variété des couleurs et gestes sont souvent accumulés de manière foisonnante sur ces formats assemblés. Je les réalise sur plusieurs mois en général et reviens couche après couche pour les élaborer petit à petit.
Le voyage fait partie intégrante de votre vie et cela se ressent très clairement en regardant votre travail. Qu’en pensez-vous ?
Il est vrai que ça a été le cas pendant bien des années, pratiquement depuis la fin de mes études. J’avais l’impression d’avoir aussi ce besoin : me déraciner, me confronter à d’autres paysages et territoires pour amorcer les travaux de peinture. C’est moins le cas aujourd’hui ou en tout cas je ne le ressens plus comme une nécessité. Comme je le disais plus haut, il me semble pouvoir trouver les éléments qui m’intéressent dans un paysage plus « local ». C’est également lié à un parcours de vie, des rencontres, etc. Mon épouse est thaïlandaise par exemple, et depuis plusieurs années nous sillonnons la Suisse lorsque nous en avons l’occasion. Son regard sur nos paysages me rappelle celui que j’ai pu avoir lors de mes premiers voyages en Asie. À travers sa vision de notre pays je perçois celui-ci sous un angle nouveau également.
D’autre part, j’ai pris part à l’élaboration d’une exposition de feu l’artiste suisse Stefan Banz à l’EAC (Les Halles) de Porrentruy. Stefan Banz a réalisé un travail de recherche et d’analyse conséquent sur Marcel Duchamp et un peintre américain du début du 20e siècle apprécié de Duchamp, Louis-Michel Eilshemius. Durant ses recherches il a conclu que Duchamp, lors d’un séjour en Suisse, avait photographié la chute d’eau du Forestay au-dessus de Cully dans le Lavaux et l’a ensuite utilisée dans la réalisation de sa dernière œuvre « Étant donnés : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage ». Grâce aux lectures des textes de Stefan et à nos discussions, j’ai également trouvé un intérêt pour la thématique des chutes d’eau comme élément de fabrication du paysage. J’avais déjà pris ce thème comme sujet au début des années 2000. Mais je l’avais abordé alors sous le prisme de l’exotisme, sans avoir conscience du rôle joué par les chutes dans l’histoire de l’art et de leur symbolique complexe. Celles-ci ont pris pour moi un autre sens dans le contexte des représentations du paysage suisse, mais aussi par cette présence chez un précurseur de l’art conceptuel comme Duchamp. C’est une des raisons qui m’ont amené à m’intéresser aux chutes d’eau peintes par Caspar Wolf ou Alexandre Calame, des peintres qui ont construit le paysage suisse, et à utiliser librement certains éléments de leurs compositions.
Créer de l’art est un processus. Vos séries, et notamment la série « Stars », ressemblent à des mantras, à des exercices de méditation. En regardant vos œuvres, nous sommes confrontés à un processus de création répétitif, et en même temps, chaque œuvre est unique. Pouvez-vous nous décrire ce processus créatif ? Y a-t-il des étapes ou des rituels spécifiques que vous suivez lorsque vous commencez une œuvre?
Dans la série « Stars », que je poursuis régulièrement, des zones peintes à l’aquarelle détourent des petits points blancs de papier laissés en réserve. La répétition et le passage du temps sont effectivement une composante évidente de ces travaux car l’on peut suivre, en tant que spectateur, le chemin parcouru par le pinceau autour des points blancs. On se rend alors compte qu’il faut un certain temps pour couvrir une surface avec des lignes fines. Comme le pinceau se vide petit à petit lors du passage, la concentration de pigments devient moins forte et l’effet de la zone traitée aboutit à un effet de dégradé. De même, le temps du tracé entre chaque recharge prenant plusieurs minutes, l’aquarelle et chaque zone traitée en un trait se distingue des autres de façon visible avec un effet de superposition. Cette manière de faire, destinée à représenter une voûte céleste imaginaire, m’est venue lorsque je cherchais une solution plastique pour réaliser un ciel étoilé dans un paysage sur lequel je travaillais. Lors des essais, je me suis souvenu d’avoir vu, lors de mon passage en Chine, des personnes qui effectuaient, comme passe-temps peut-être, des exercices de calligraphie dans les allées des parcs. Ils traçaient des pictogrammes à même le sol, soit avec un balai ou un grand pinceau fixé à une tige, en le trempant dans un seau d’eau. Le passage du pinceau laissait apparaître sur le bitume le pictogramme durant quelques minutes, le temps que l’eau ne s’évapore, puis celui-ci disparaissait. J’y trouvais un aspect à la fois poétique et une philosophie du temps, de l’éphémère, toute différente de mes conceptions. Le procédé pour faire apparaître une voûte céleste à l’aquarelle me semblait proche de ce souvenir. J’ai ainsi commencé à expérimenter ce motif dans des compositions simples mais qui impliquent un passage de temps important en les détachant des autres éléments du paysage.
C’est un peu anecdotique, et en même temps révélateur de ce qui se passe à l’atelier pour moi : je n’ai pas de rituel établi, mais c’est souvent à travers des essais, des accidents lors des recherches pour un travail que j’ai en tête, qu’un nouvel aspect à développer se présente. Parfois il me semble que la partie importante du processus est justement d’être attentif à cela afin de ne pas laisser « échapper » une idée.
Y a-t-il une œuvre en particulier dont vous aimeriez nous parler ?
Prenons l’aquarelle Trang VII, qui illustre parfaitement ma démarche artistique. D’abord, le sujet : une île aux formes caractéristiques du sud de la Thaïlande. Ce paysage incarne pour moi une certaine idée de l’exotisme. La silhouette de l’île est directement inspirée d’un croquis rapide réalisé lors d’une traversée en bateau au large de la ville de Trang. Elle occupe une position centrale dans la composition, affirmant ainsi son rôle de sujet principal.
Si l’approche diffère, je pense parfois au travail du couple Becher et à leurs photographies en noir et blanc de sites industriels abandonnés, qui répondent à un protocole strict visant à l’objectivité. Il y a aussi un clin d’œil aux affiches touristiques suisses et à leurs représentations épurées des sommets emblématiques. Ici, le cadrage et la disposition jouent un rôle essentiel : l’image est structurée en trois parties, avec une feuille centrale représentant l’île dans sa majeure partie, encadrée de deux moitiés découpées, créant l’illusion de volets qui la mettent en valeur.
L’exotisme du sujet me permet d’explorer une palette de couleurs intenses et saturées, sans chercher à correspondre fidèlement à la réalité. L’image s’organise autour d’éléments clés : la forme de l’île, le banc de sable, une seconde île en arrière-plan et la ligne d’horizon qui traverse la composition.
Vient ensuite le jeu propre à l’aquarelle et ses subtilités techniques. Certaines zones sont travaillées en aplats, tandis que d’autres laissent place aux interactions fluides entre pigments et eau, selon les spécificités du médium. Des couches successives viennent enrichir l’ensemble, créant un dialogue entre dessin et peinture, où le geste suggère tantôt des vagues, tantôt des éléments végétaux ou des ombres. La transparence propre à l’aquarelle permet d’exploiter pleinement ces effets picturaux, donnant ainsi vie à la composition.
Vous êtes établi à Courfaivre, une petite commune au Nord-Ouest de la Suisse, légèrement en dehors des centres urbains que sont Bâle ou Genève. Quels sont les défis que vous rencontrez pour faire reconnaître votre travail sur la scène internationale ? Comment les surmontez-vous ?
Il me paraît clair qu’il est plus compliqué d’être véritablement intégré à la scène internationale en étant établi dans une région comme la nôtre. En effet, l’opportunité de fréquenter le milieu de l’art, notamment en prenant part aux vernissages des galeries et centres d’art qui « comptent », comme dans les villes de Genève, Zürich ou Bâle, est beaucoup plus fastidieux. C’est en revanche aussi une région qui permet aux artistes de mettre en place un atelier à des coûts qui ne sont plus possibles dans les centres urbains. C’est une région également qui compte de nombreux artistes de plusieurs générations, souvent liés à l’histoire du pays. Mais encore, des artistes qui bénéficient d’une reconnaissance internationale, à l’image d’Augustin Rebetez, ont fait le choix d’y revenir et de mener leur carrière depuis cette « base ».
Le village d’où je viens et où je réside, Courfaivre, a la chance de compter dans son église des vitraux de Fernand Léger. Si Léger a accepté de réaliser ce projet dans les années 1950, ce n’est évidemment pas pour des raisons de croyance, mais bien parce que cela lui permettait d’amener l’art aux villageois. J’ai une certaine conviction que l’art n’est pas uniquement destiné à une forme d’élite mais peut toucher tout le monde.
Un artiste est toujours le fruit de son environnement, de sa culture et de ses origines. Lorsque je voyageais en Asie, j’ai toujours été frappé par le rôle des traditions dans les créations contemporaines. Et, en même temps, le monde de l’art contemporain devient de plus en plus global, hors de toute influence nationale. Qu’en est-il pour vous ? Comment situez-vous vos œuvres sur le grand échiquier de l’art contemporain ? Comment pensez-vous que votre environnement, votre culture, ont influencé votre travail ?
Cela rejoint un peu ce qui a été dit plus haut. J’ai eu le besoin de passer par d’autres approches culturelles du paysage pour développer mon langage personnel. Le lien ténu entre la technique des travaux traditionnels chinois, au lavis, et l’aquarelle que j’emploie me semble rejoindre cette idée de tradition dans la création contemporaine. Dès mon entrée en formation, mes préoccupations ont été d’ordre « picturales ». Des questions de relation entre une forme qui se détache d’un fond ou alors un fond qui fait apparaître une forme, des relations de couleurs, de textures et de matières. Le paysage aura été pour moi une sorte de prétexte qui me permettait les expérimentations de ce type. On a souvent réduit la peinture à un médium obsolète, puis on l’a faite revivre, tout ça dans un cycle qui ne s’arrête pas. En réalité cela me semble être un faux débat puisque je crois que c’est l’approche faite d’un sujet qui compte et moins la forme, ou la pertinence de celui-ci.
Je me vois donc comme quelqu’un qui emploie principalement la peinture (l’aquarelle est d’ailleurs souvent considérée comme un médium de dessin plutôt que de peinture), inscrivant ma recherche dans une tradition du paysage qui a démarré au XVIe siècle. Que celle-ci soit en phase à l’heure actuelle m’importe moins que la notion d’honnêteté que je peux donner à mon travail.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune artiste suisse désireux de débuter sur la scène internationale ?
Je ne suis pas sûr d’être le mieux placé pour donner des conseils de ce type. Mais je transmettrais ceux qui m’avaient été donnés lorsque j’étais en études : pour un artiste il est primordial de se tenir au fait des expositions présentées dans les centres d’art régionaux, dans les galeries, et d’y nouer des liens. C’est ainsi que se crée un réseau constitué à la fois d’autres artistes ayant des intérêts communs, mais aussi de curateurs d’expositions et d’autres acteurs du milieu de l’art. D’autre part, et même si c’est parfois contre-intuitif, il me semble important de suivre ses intuitions et ses sensations tout en continuant à s’informer et à former son regard.
Pour conclure, souhaitez-vous nous parler de vos projets futurs ?
Comme je n’ai pas de projet d’exposition dans l’immédiat à la différence des deux dernières années, c’est l’occasion de me redonner un peu de liberté dans le travail d’atelier et de poursuivre certains essais que j’ai laissés de côté par faute de temps. Je souhaite notamment revenir à de grands formats, soit à l’aquarelle sur papier, soit sur toile à la peinture à l’huile. Et pourquoi pas traiter un nouveau genre pictural comme la nature morte ou le portrait.
Photo © courtesy of Sébastien Strahm
Image couverture: View from Boat IX, 2019
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